Adèle Exarchopoulos et Adèle Haenel : deux actrices habitées et singulières tournent pour la première fois ensemble. Une occasion rêvée pour affronter leurs imaginaires de jeunes femmes libres, entières et insoumises.
La came à portée de main, clopes et chocolat, rien que du légal, les deux Adèle sont en promo pour Orpheline. Elles y jouent le même personnage à des âges différents. Le film réussit le test de Bechdel haut la main : y figurent plus de deux personnages féminins, qui se parlent et parlent d’autre chose que des hommes. Le rôle politique d’une actrice ? Ça passe aussi par le choix de ses films, nous disent-elles d’une seule voix.
Adèle Exarchopoulos et Adèle Haenel confirment qu’elles ne jouent pas n’importe quoi n’importe comment : dans leurs films, de La vie d’Adèle (Adèle E.) aux Combattants (Adèle H.), ces deux actrices font valser le corset d’une féminité répertoriée, d’une hétéronormalité faisandée. Aujourd’hui, c’est la première fois qu’elles passent du temps l’une avec l’autre ; sur ce film, elles n’ont pas joué ensemble. Et entre la cérébralité têtue d’Haenel et la sensualité brute d’Exarchopoulos, ça matche.
Telles des adolescentes collées un samedi après-midi, attendant que la sonnerie les libère, elles se passent une clope, comme pour faire front commun face aux emmerdements de l’interview. En sweat à capuche et morgue affichée, elles se reconnaissent.
Sur cette photo, vous avez l’air vraiment complices. Auriez-vous pu la faire si vous vous détestiez ?
Adèle Exarchopoulos: Non, je n’aurais pas pu poser avec quelqu’un qui m’a fait du mal ou à qui j’en veux. Si je t’avais détestée, j’aurais pas pu.
Adèle Haenel : Ouais ? On l’aurait fait parce qu’on est obligé. Au début je râle, et au final je dis oui. Y a un moment, faut se tenir. On vit en société…
A.E. : Moi, je sais pas me tenir.
A.H. : Moi non plus. Ah, ah !Ce film, réalisé par un homme, est une exception dans la mesure où il donne la parole aux femmes, et presque seulement à elles. C’est un film féministe ?
A.E. : Je pense pas. J’ai un problème avec les délires féministes. J’ai pas lu le scénario en me disant : « Ah, ben voilà ! Ce film parle de liberté, de tolérance par rapport à des choix. Je me demande si les gens vont juger cette femme sur sa sexualité, sur sa fuite. »
A.H. : Ah, moi, je me revendique féministe. Ce film met en scène des femmes sans poser de jugement masculin sur elles, et en ça il participe au féminisme. Une femme cherche sa voie avec la féminité, et les hommes se débattent avec la virilité.Beaucoup d’actrices ne supporteraient pas de se laisser filmer à leur désavantage.
A.E. : Les boutons, c’est les miens, même pas du maquillage. T’arrives à accepter ça, Adèle ? Ce moment où tu te sens hyper mal à l’aise, vulnérable, moche, dans un film, et quand tu n’es pas à la bonne distance ?
A.H. : C’est très détestable. Mais ce qui est pratique, au cinéma, contrairement au théâtre, c’est que tu peux t’investir complètement en ne te posant pas la question de la gueule que tu vas avoir. Ton taf, au moment où tu tournes, c’est de… comment dire ?Ton taf, c’est de lâcher ?
A.H. : Si tu voyais tout de suite le résultat, tu ne le ferais peut-être pas. On tourne, et on a un film un an plus tard. La première partie du travail, c’est de jouer. La deuxième – détachée de la première –, c’est d’assumer. Et tu te rends compte que les gens t’aiment pour ce que tu es, et pas pour ce que tu voudrais être. Bien sûr, ils voient ce que tu voudrais être, et à quel point tu n’y es pas. C’est une meilleure façon d’être aimée, même si c’est par moins de gens.Ils n’y arrivent pas vraiment.
A.H. : Ils ne sont pas moralement mauvais, ils sont juste usés par la vie, par le temps d’une vie. Le film parle de ça aussi.
A.E. : J’aime bien le regard d’Arnaud (des Pallières, ndlr) sur les femmes, sur les actrices. Je l’entendais, quand il nous dirigeait, il aime les femmes pour leurs failles, leurs imperfections aussi.Quelles imperfections ?
A.E. : Des imperfections physiques, par exemple. Moi j’ai une peau immonde pendant tout le film.
A.H. : La perfection, aujourd’hui, c’est les pubs pour les rasoirs. Les filles, elles n’ont pas un gramme de trop, elles sont retouchées vingt-cinq fois. C’est pas ça aimer les gens. Jean Genet a écrit un truc sur Rembrandt : quand il peint sa mère, il peint la vieillesse de sa mère, son trajet de vie… C’est ce que veut dire Adèle, je pense. On aime les gens pour la vie qui les traverse, pas juste un idéal de beauté plastique, figé, destiné à vendre des rasoirs et des maisons à Marne-la-Vallée.
A.E. : Dans le couple, on est toujours là à se reprocher des choses. Un jour je me suis demandé : « Si mon mec changeait, est-ce que ça me dérangerait ? Est-ce que finalement je ne l’aime pas pour ses défauts ? » La réponse est oui. Je l’aime aussi profondément pour ses défauts.Dans le film, le personnage interprété par Nicolas Duvauchelle tabasse sa fille de 13 ans. Une écrivaine m’avait dit un jour que les pères frappent leur fille pour les punir de ne pas pouvoir coucher avec elle. Qu’en pensez-vous ?
A.H. : Ah ouais ?
A.E. : Moi je ne vois rien de sexuel là-dedans, peut-être parce que j’y connais rien. C’est plus une façon très maladroite et inexcusable d’aimer. Le nombre de bleus sur quelqu’un peut être comparé au nombre de bisous que cette personne aurait pu recevoir. Tu associes les coups à l’amour. Il y a une frontière hyper-fine entre haine et amour. J’ai fait des ateliers en prison : le nombre de crimes passionnels, de meufs dont le casier était vierge et qui ont plongé… Je le comprends. Un dérapage c’est horrible, mais je comprends. Une fois de plus, sans excuser. Après, quelqu’un qui se lève tous les matins et pète la gueule à sa fille, c’est différent.Adèle H. ?
A.H. : Il y a une forme de lâcheté dans la violence. Péter la gueule à quelqu’un, c’est le chemin le plus direct pour exister. Ça dit une absence d’effort dans la construction de soi. Tu compenses par la violence que tu vas infliger à quelqu’un. Il me semble que c’est plus souvent une violence des hommes envers les femmes que l’inverse.Tu n’as pas l’air d’accord, Adèle E.
A.E. : Les femmes violentes avec les hommes, ça existe aussi, on en parle beaucoup moins. Et on ne peut pas généraliser : chaque situation, dans un couple, une famille, a sa complexité.
A.H. : Ça se passe quand même plus souvent dans l’autre sens. Bon, après, il y a des vies écrasées, qui du coup en écrasent d’autres.Vous vous êtes déjà fait taper ?
A.H. : Tu crois qu’on va dire ça dans Marie Claire ?Pourquoi pas ?
A.H. : Non, notre vie personnelle ça ne regarde pas Marie Claire.OK. Pensez-vous que cette jeune fille, le personnage du film, qui couche avec des hommes plus vieux, est en quête d’amour ?
A.E. : C’est aussi une quête de soi. Nous, les femmes, on aborde le sexe de manière plus cérébrale. Ça ne nous empêche pas du tout de prendre du plaisir.
A.H. : Ce personnage connaît des mues successives d’identités, c’est comme ça que je vois l’histoire. Comment tu te dépouilles, au travers des âges de ta vie, du concept même d’identité. Pour devenir plus fluide et vivre plus sincèrement. Plutôt qu’une quête d’amour, on a à faire le deuil de sa propre naissance. A partir du moment où tu nais, tu n’es plus tout. Tu es un petit morceau, et tu travailles ce morceau.Adèle H., tu as dit un jour : « Exister demande une sacrée dose de combat. »
A.H. : Oui, on est écrasé par les injonctions. Il faudrait être comme ci ou comme ça. En fonction d’où tu es né, de ta couleur de peau, de ton orientation sexuelle, de ton sexe…, j’assimile ça à de la fausse vie, de la vie plate, sans intérêt. Moi c’est là où j’envoie chier tout le monde, et où l’acte d’exister devient une résistance. Donc on peut appeler ça un petit combat. Regarde la honte que représente la transgression. Ça fait toujours peur.
A.E. : Il y a le combat contre soi-même aussi. C’est le combat le plus dur dans la vie. Tu as du mal à aimer qui tu es ?
A.H. : Oui, grave. Comme tout le monde, non ?Tu ne ressens pas ça, Adèle H.?
A.H. : Si, mais je trouve qu’on est trop absorbé par nous-même. A l’inverse d’Adèle, la théorie m’aide vachement. Ça m’ouvre des horizons. Je me confronte à des livres, aux pensées d’autres gens. Ça fait un appel d’air, et j’arrête de tourner autour de mon nombril, de me poser en permanence la question de qui je suis. Et je m’en fous un peu plus, tu vois ?Pourquoi vous a-t-on appelées Adèle ?
A.E. : Le soir où ma mère a perdu les eaux, mon père était en train de boire une bière Adelscott. Le choix est donc venu de ce qu’il y avait au bar.
A.H. : Parce que mes parents aimaient bien ce prénom. Et à cause d’Adèle Blanc-Sec.
Source : marieclaire.fr